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1 avril 2008

Sana'a

"Il n'est pas dans tout l'Orient de grande cité qui puisse donner une idée de Sanaa. Ni le Caire, au bord du désert que surveille le sphinx. Ni Damas, reine de Syrie, molle et subtile, noyée dans son verger géant. Ni Jérusalem, bloc compact de voûtes, d'arceaux, de ruelles, d'exaltation, de haine et d'amour.
Sanaa, au milieu de la coupe prodigieuse de pierre et de lave que ferment les djebels yéménites, se dresse isolée du monde et près du ciel. Flanquée de donjons ronds et pesants, cernée par d'épaisses enceintes crénelées, elle est vaste, solide, bâtie en force et tranquillité. Elle semble issue du sol même, toute posée dans sa force, sa fierté et sa sobre noblesse. Ainsi que le haut plateau qui la soutient, Sanaa porte le sceau de la fable et de la vie en même temps.
Les maisons forment des alignements sévères. Elles sont hautes de cinq et six étages et faites de pierres si bien ajustées qu'elles tiennent sans ciment ni mortier depuis des siècles. Des bandes de chaux vives éclairent les murs gris et séparent les rangées de fenêtres aux verres multicolores. Chacune d'elles a l'air d'un palais et d'une forteresse. El les ornements de vois ouvragé, sculpté, dentelé, avec une habileté et une patience infinies, donnent une grâce étrange à cette vigueur minérale. Au fond des vastes et mystérieux jardins que l'on devine derrière les enceintes aveugles, le bruit rythmé, gémissant, des poulies d'eau qui ne cesse ni la nuit ni le jour forme le souffle et la voix de cette ville et de son éternité.
Le peuple achève le miracle. Peuple ardent et aimable, pur de traits et de vêtements, qui remplit les souks, les mosquées et les places de son tumulte, de son commerce, de l'éclat de ses armes, de la violence sereine de sa foi. Il est formé de montagnards au pas dansant, de caravaniers hâlés, de Juifs aux longues lévites blanches et bleues, aux yeux intelligents et doux encadrés de papillotes ; de seigneurs à cheval et suivis d'escortes ; de Bédouins sauvages dont le torse nu se voit parmi des peaux de bêtes ; d'askers déguenillés et farouches ; d'enfants beaux et vifs ; de femmes voilées.
Tous, même les plus jeunes garçons et sauf les Juifs, portent à la ceinture d'étoffe qui entoure leurs reins les poignards du Yémen qui, dans un même fourreau, joignent leurs poignées et leurs lames. Tous vont les jambes nues et les cheveux bouclés jusqu'aux épaules. Tous ont la tête haute et le torse droit sur des hanches minces. Ils sont tranquilles, fiers et légers, prompts au sourire comme au meurtre, sans réflexion ni souci, car, sur eux, plantés aux toits des mosquées, des tours et des palais, flottent les étendards de l'Imam, le maître de leur corps et de leur âme, oriflammes pourpres qui portent, incurvé entre sept étoiles blanches, un cimeterre blanc.
Telle était la ville aux portes de laquelle, par ce matin d'automne, Igricheff arrêta Chaïtane fumant."

Joseph Kessel in Fortune Carrée,1930, Chap.2 -

..... Que dire de plus ? En 1930, Joseph Kessel a saisi si justement l'âme et la vie de cette ville qu'il semble qu'il n'y ait plus rien à ajouter. Quatre vingts ans plus tard, lorsqu'à mon tour je foule les ruelles mythiques de la capitale de l'Arabie Heureuse, Sanaa répond parfaitement à cette scène si précieuse qui m'a faite vibrer pendant ces longs mois d'attente. Incroyable...

les_toits_bis

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